Illustration d'Henri Cassiers |
VENISE COURTISANE
Elle ne comptait plus dans une
Europe politique et économique entièrement changée. Sa constitution, après
avoir tant contribué à sa grandeur, était devenue une sorte d’Inquisition
odieuse et fossile. Ses arsenaux étaient vides, ses palais s’effritaient. Mais
elle gardait sa beauté de rêve, son paysage unique et son art qui, avec
Tiepolo, jetait encore une si belle lueur. On en fit un lieu de plaisir. La
reine vaincue et découronnée se transforma en une somptueuse courtisane…..
Charles de Brosses (1709-1777), Casanova (1725-1798) et bien d’autres, nous
disent ce que fut cette Venise du XVIIIème siècle qui se consolait de sa
déchéance nationale en s’amusant fiévreusement… Mais les excès d’une
ploutocratie internationale, subie et secrètement méprisée, ne sauraient
souiller la dignité, le style, les grands souvenirs de la ville de Saint Marc.
Le peuple, dans ses temps de gloire, s’adressait à des Véronèse, à des Titien,
à des Tiepolo pour ordonner ses fêtes. Celles que le doge Contarini offrit à
Henri III de France égalèrent à l’avance celles de Versailles de Louis XIV. Les
Te Deum qui saluèrent les victoires de Lépante et du Péloponnèse furent des
chefs-d’œuvre de décoration publique, sans parler du Sposalizio annuel où, de
la proue du Bucentaure, le doge jetait dans l’Adriatique, à la passe du Lido,
l’anneau d’or…. Gentile Bellini, Véronèse, les Canaletto nous ont peint ces
spectacles. Ils nous ont montré les cortèges, les festins, la splendeur, le
goût, la grâce des décors et des parures, le luxe raffiné des logis. Ils nous
disent aussi la passion qu’avait pour le chant et la musique de chambre cette
société qui écoutait à Saint-Marc une maîtrise illustre et dont la comédie de
carrefour et le carnaval étincelaient de fantaisie et d’esprit. Il est certain
que le relâchement des mœurs était extrême, en une ville où de Charles de Brosses
comptait jusqu’à douze mille courtisanes en louant d’ailleurs leur politesse et
leur honnêteté, outre leur beauté, et la recherche du plaisir devenait le seul
but de la vie. On ne cessait de danser, de jouer, de souper, de s’attrouper
autour des jongleurs, charlatans, pâtissiers et comédiens qui tenaient foire
permanente de la Piazza
aux Esclavons, et les pires scandales étaient accueillis par le rire d’un
immoralisme effronté..... Beauté des fêtes, processions de gondoles sculptées,
guidées par des gondoliers en velours pourpre, étendards flottants, carillons
mêlés aux canonnades, feux d’artifice sur l’eau, banquets, concerts, atours
éblouissants des femmes aux chevelures dorées, mouillées de pierreries,
escortées par praticiens en toges incarnadines, gentilshommes poudrée en habit
de soie… : tout ce décors, dont Longhi et Guardi nous donnent une faible
idée, émouvra toujours le cœurs enthousiaste et nostalgique des artistes. Évidemment, sous ce luxe, sous ces musiques « qui versaient la folie à ce
bal tournoyant », il y avait la misère plébéienne, des rancunes contre une
oligarchie dégénérée qui maintenait sa façade de tyrannie caduque sur la
décomposition d’une société épuisée. à suivre…..
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